La chaise bloquée
Il était une fois,
Une petite fille aux grands yeux du nom de Anna.
Depuis toujours, Anna avait l’impression d’être suivie à chaque pas par une grande Voix qui l’arrêtait et la bloquait brusquement à chaque mouvement.
Lorsque Anna se levait sur la pointe des pieds pour prendre une tasse sur la table, à peine posait-elle la main sur la tasse que la forte Voix criait d’en haut :
– Nooon ! Pas la tasse ! Prends le gobelet en plastique !
Les petites mains d’Anna se posaient indécises sur la tasse puis sur le gobelet et finalement elle renversait les deux.
Anna restait alors les mains vides et le regard fixé sur la table. Elle ne voulait plus rien.
Lorsqu’elle ouvrait le tiroir pour chercher quelque chose, la Voix l’arrêtait net :
– Nooon ! Pas comme ça ! Pas le tiroir d’en haut ! Ouvre le tiroir d’en bas !
Et les tiroirs semblaient devenir fous, se fermaient et s’ouvraient avec bruit l’un après l’autre ! Les yeux d’Anna se perdaient dans les tiroirs agités et elle ne voulait plus rien.
Quand elle s’habillait, à peine rentrait-elle la tête dans la blouse à boutons que la Voix commençait :
– Nooon ! Pas cette blouse, l’autre blouse !
Et les blouses commençaient à s’accrocher l’une l’autre, les manches se cachaient à l’intérieur et la tête d’Anna ne rentrait plus nulle part.
Et lorsqu’elle terminait de nouer ses lacets, la Voix criait immédiatement :
– Nooon ! Pas les souliers avec lacets, les autres souliers !
Les doigts d’Anna se mêlaient aux lacets, les lacets faisaient des nœuds, les souliers s’attachaient les uns aux autres et les pieds d’Anna restaient vides. Elle ne voulait plus rien.
Une fois, Anna avait beaucoup travaillé sur un collage. Elle avait découpé avec attention et patience le pied d’un champignon rouge. Elle avait peint de ses doigts les petits points blancs et avait collé les brins d’herbe verts un à un. Une fois son ouvrage fini, le sourire aux lèvres et contente, elle prit la feuille et la montra.
– Nooon ! Pas comme ça ! souffla avec force la Voix !
La feuille se détacha des petites mains d’Anna, flotta doucement dans l’air et se colla au sol en silence.
Elle ne voulait plus faire de collage.
Une autre fois, Anna avait longuement travaillé sur un récit. Les mots étaient si joliment choisis et écrits qu’Anna avait hâte de les lire devant la classe. Elle lut avec tant d’émotions espérant entendre ce qu’elle n’entendait jamais car la Voix cria à nouveau :
– Nooon ! Pas comme ça !
Le cahier tressaillit, tomba et se ferma brusquement ! Elle ne voulait plus rien écrire.
Aujourd’hui, Anna avait nettoyé la classe et elle admirait son travail, contente d’elle-même lorsque la Voix résonna derrière la porte :
– Nooon ! Pas comme ça ! Assieds-toi sur une chaise !
Anna se jeta sur une chaise sans savoir qu’elle s’asseyait sur la chaise la plus bloquée au monde. Elle croisa ses bras et ses pieds, elle ne voulait plus rien !
– Rien de ce que je fais n’est bien ! soupira Anna fatiguée et elle s’endormit sur la petite chaise.
***
Pendant son sommeil, il lui sembla entendre la petite chaise se balancer et murmurer tristement :
– Oh encore quelqu’un assis sur moi et je suis encore bloquée ! Pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille ?
– Quoi ? Une chaise qui parle ? pensa Anna, les yeux grands ouverts ! D’où viens-tu ?
– Oh je viens d’un atelier de bois où j’ai été construite, assemblée et peinte. J’ai attendu avec impatience de voir où j’allais arriver car toutes les nouvelles chaises arrivent quelque part !
– Et que s’est-il passé ? demanda Anna curieuse.
– Je débordais d’émotion lorsque je fus transportée dans un magasin de meubles plein d’autres nouvelles chaises, tables, canapés et armoires. J’étais pour la première fois dans un tel magasin, j’étais fascinée et j’aurais voulu sauter de joie. J’avais envie de grimper sur les autres chaises, de me balancer, de toucher les tables, de lancer et de jouer avec le tapis. Mais tout à coup, toutes les autres chaises autour de moi ont commencé à me regarder avec appréhension.
– Nooon ! Pas comme ça ! Le vendeur devrait être là d’une minute à l’autre et s’il voit ce que tu fais, qui sait où il va t’emporter ? chuchotèrent toutes les chaises inquiètes.
– Et s’il te jetait à la poubelle ? Ou bien s’il te sciait en morceaux et te jetait dehors ? se moquaient d’autres chaises.
– Sssst ! Silence ! cria fortement la plus grande des chaises. Une chaise doit se tenir sage et immobile !
– Et après ? demanda Anna, les yeux grands ouverts.
– Après, je ne sortis plus aucun son ! Jour après jour, j’étais de plus en plus effrayée, j’enfonçais mes quatre pieds dans le sol et je restais le plus immobile possible. Je ne devais faire aucun craquement car qui sait ce qu’il aurait pu m’arriver ?
– Et après ?
– Après, quelque chose arriva, car un beau matin, je fus achetée et emmenée ici dans cette école, dans une classe remplie d’enfants !
– Et tu aimes ici ?
– Au début, je tremblais timide et honteuse et je me collais contre le mur de la classe ! Et lorsque quelqu’un s’approchait de moi, mes vis s’entrechoquaient et me faisaient tomber. Pendant les pauses c’était le plus dur. Quelle bousculade de petits pieds autour de moi, quel vacarme de cris d’enfants et de crissements de chaises. Les enfants sautaient sur moi l’un après l’autre ou plusieurs d’un seul coup ! Parfois je restais coincée dans un train de chaises et on me poussait, on me secouait de gauche à droite jusqu’à ce que je sois renversée les pieds en l’air ! D’autres fois, j’étais enfermée dans une tour de chaises, coincée et bloquée jusqu’à ce que je tombe et que les autrs chaises se renversent sur moi. Parfois, je me retrouvais couverte de paillettes, d’autocollants ou de colle. D’autres fois, j’avais des caramels gluants sur le dos, des taches de chocolat, des gouttes de soupes, de l’eau ou de l’aquarelle ! Ce n’est que lorsque les enfants sortaient dans la cour, que je pouvais enfin respirer mais à peine commençais-je à me relaxer qu’une dame m’emportait et m’essuyait vite et partout, me nettoyait et me trimballait de tous les côtés sur le sol humide.
– Pauvre petite chaise ! dit Anna et elle caressa le dos de la chaise.
– On ne me laisse jamais tranquille, tous m’installent là où ils veulent, s’asseyent sur moi et me bloquent et moi je ne peux jamais faire ce que je veux !
– HiHi, une petite fille bloquée sur une chaise bloquée, ricana une table pleine d’aquarelle et de taches de confiture !
– Quoi ? Maintenant une table qui parle ? s’étonna Anna.
Et la table continua :
– Tu sais, petite chaise, plus tu veux t’échapper, plus tu es poursuivie. Plus tu te sens bloquée, plus tu deviens prisonnière.
– Je ne comprends pas… répondit la petite chaise.
– Regarde bien autour de toi et observe : que vois-tu ?
– Une classe d’enfants dans une école…
– C’est exact ! Une école où les enfants viennent apprendre de nouvelles choses, créer et jouer. Ils ne sont pas ici pour te déranger ou te bloquer mais pour grandir et s’épanouir !
– Oh je n’y avais pas pensé… chuchota la petite chaise.
– Dis-moi, petite chaise, quel est ton désir ? demanda la table.
– Que tout le monde me laisse tranquille et que je reste seule !
– Te souviens-tu lorsque tu es née dans le magasin de meubles ? lui sourit la table. Que désirais-tu alors ?
– Oh, j’étais très curieuse de la vie et je voulais sauter de joie !
– C’est exact ! Tu es venue pour te réjouir et découvir la vie ! Je vais te dire un secret :
«Tu deviens ce que tu choisis de croire et de sentir à propos de toi ! » Et la table la regarda avec tendresse :
– Tu est une chaise merveilleuse ! Personne n’existe pour rien. Sans toi, le monde entier et la classe d’enfants ne seraient pas les mêmes !
***
Et c’est à cet instant qu’Anna se réveilla. La petite chaise se balançait doucement à côté de la table peinte d’aquarelle et de confiture.
– Quel rêve bizarre ! se dit-elle doucement en regardant la chaise et la table l’une après l’autre.
– Cela veut dire que c’est moi seule qui ressens que tout ce que je fais n’est pas bien ? Mais c’est aussi moi qui peut choisir de ressentir les choses différemment ! se leva-t-elle en souriant car une idée lui était venue.
Elle prit un tube de bulles de savon, l’ouvit et commença à souffler avec force.
– Je chosis de ressentir de la joie ! cria-t-elle en sautant vers les bulles de savon.
Et la petite chaise, pour la première fois, éprouva de la joie lorsque les bulles de savon éclataient sur elle !
La petite fille bloquée se rendit compte qu’on est vraiment libre non seulement lorsqu’on choisit quelle tasse on veut prendre ou quels souliers on veut mettre mais surtout lorsqu’on choisit comment se sentir à l’intérieur de soi !
La petite fille comprit que cette Voix qu’elle entendait parfois, c’était juste une Voix fâchée, qui elle aussi se croyait bloquée. Une voix, qui elle aussi pensait que rien de ce qu’elle faisait ou choisissait n’était bien parce que d’autres voix fâchées choisissaient à sa place.
Et depuis, à chaque fois qu’elle entendait la Voix crier, la petite fille souriait et se rappellait que c’était juste un écho des voix anciennes qui se croyaient bloquées et ne savaient pas encore qu’elles pouvaient choisir la joie !
Et peu importe ce que la Voix lui disait, la petite fille choisissait à l’intérieur d’elle-même de se sentir une Merveille et c’est une Merveille qu’elle devint !
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